INTERVENTIONS AUX VENDEMIAIRES DU 20 SEPTEMBRE 2003

Claude DEBONS. Secrétaire Général de la FGTE CFDT

 

Les salariés sont-ils désabusés ? Si l’on regarde les votes du 21 avril, on peut penser qu’ils le sont de manière inquiétante. Si l’on regarde la mobilisation sociale de ce printemps sur les retraites ou le très large rassemblement   du Larzac cet été on peut penser qu’il y a  des raisons d’espérer. Ceci dit il ne faut pas se masquer le poids dont pèsent les tendances lourdes depuis plusieurs années dans les évolutions du salariat et dans la manière dont le salariat peut se positionner sur le plan politique.

 

C’est vrai que par rapport au 21 avril, qu’il s’agisse du vote Front national, de l’importance de l’abstention et l’engrenage qui a conduit le candidat de la gauche a ne pas être au second tour, on a mis parfois l’accent sur des causes immédiates. Ce vote est alors attribué aux déceptions vécues par rapport à la politique menée, à l’incapacité de répondre aux questions essentielles du chômage de masse, de l’emploi et sans doute aussi au terrain piégé qu’à pu être le débat sécuritaire.  On a pu aussi mettre l’accent sur des effets contradictoires de réformes sociales, historiquement positives, comme les 35 heures, mais dont les modalités d’application ont pu avoir des effets très diversifiés selon les catégories de salariés, selon les catégories d’entreprises.

 

Mais si l’on réfléchit sur une période plus longue, on est obligé de mettre en lumière des tendances lourdes pour expliquer qu’une majorité d’ouvriers et d’employés ne se sont plus reconnue dans ce qui était, historiquement, leur camp politique traditionnel : la gauche et le mouvement ouvrier.  Ce n’est évidemment pas les déceptions d’une législature qui suffisent à rendre compte de l’ampleur du phénomène. C’est l’aboutissement d’un processus qui vient de plus loin.

 

Il y a une première explication qui peut être le bilan contrasté, du point de vue du salariat, des politiques menées par les différents gouvernements de gauche. En particulier le tournant de la « rigueur » de 1983, c’est à dire l’acceptation à partir de cette date d’un certain nombre de renoncement, d’une atténuation de l’ambition politique, de l’accompagnement du libéralisme, au nom du caractère prétendument incontournable des contraintes de la mondialisation n’a pu que désorienter et décevoir le monde du travail. L’expression la plus avancée de l’acceptation du cadre libéral est exprimée par Michel ROCARD quand-il déclare que «le capitalisme a gagné la bataille du XXIe siècle » contre les différentes variantes du socialisme et, qu’à partir de là, il ne sert plus à rien de porter des utopies de transformation de la société. Il faudrait se contenter d’atténuer à la marge les dégâts sociaux les plus importants,  tout en s’inscrivant dans le cadre politique dominant désormais déterminé par ce qu’il considère être comme la victoire du capitalisme et que d’autres ont appelé la fin de l’histoire !

 

Il y a deux phénomènes majeurs, me semble-t-il, qui expliquent aujourd’hui les phénomènes politiques qui traversent le salariat.

Le premier ce sont les effets de  déstructuration sociale engendrés par la montée du chômage et de la précarité de l’emploi. Cette fragmentation du salariat a contribué à son affaiblissement, à sa situation défensive, qui se sont traduites par une vague de désyndicalisation très importante tout au long des années 80. Cela a abouti à ce que le salariat ne soit plus en capacité d’une part de résister à l’offensive libérale dans les entreprises et, d’autre part, d’être une force motrice du point de vue de la transformation sociale. Rappelons-nous que les années 80 avaient connu toute une série de défaite sociale face aux grandes restructurations industrielles, face aux fermetures d’entreprise (la sidérurgie, l’automobile, etc.). Donc il y a eu le poids du chômage, le développement de la précarité de l’emploi, plus la flexibilité, les délocalisations, les phénomènes de sous-traitance etc., bref il y a eu, tout au long des années 80 et 90 une vraie fragmentation sociale de ce que l’on appelait la classe ouvrière.

 

D’autre part il y a un affaiblissement politique au sens où la classe ouvrière n’est plus aujourd’hui, dans les représentations collectives, la classe investie  de la mission d’émancipation de toute la société à travers sa propre émancipation ? C’était le discours marxiste, socialiste, dominant il n’y a pas encore si longtemps dans notre pays mais aussi à l’échelle mondiale. Le combat de la classe ouvrière pour son émancipation devait engendrer l’émancipation de toute la société ! C’est clair que cette représentation politique là a été mise à mal par l’effondrement du mur de Berlin, par l’effondrement de ce qu’étaient les pays de l’Est. Même si nous n’étions pas convaincu que le modèle de société représenté par le bloc soviétique était un modèle acceptable, il n’empêche qu’il était à un moment donné la représentation d’une partie du combat du mouvement ouvrier, l’incarnation que l’au-delà du capitalisme était possible, même si cet au-delà ne répondait pas aux attentes sociales. Cet effondrement la, et la capitulation des social-démocraties européennes devant l’offensive libérale au cours des années 80-90, ont engendré un énorme désarroi idéologique dans ce qui était la classe ouvrière, le salariat.

 

La combinaison de ces deux phénomènes : la fragmentation et l’affaiblissement social d’une part, le désarroi politique et idéologique d’autre part, ont eu des conséquences importantes sur la vague de désyndicalisation des années 80 qui a quand même divisé par deux le nombre de syndiqués ; mais aussi du point de vue de la représentation politique avec l’effondrement du Parti communiste, historiquement   présenté comme le parti de la classe ouvrière, avec le fait que le  Parti socialiste ne draîne plus l’essentiel du vote ouvrier et avec le déport d’une fraction importante du vote ouvrier vote ouvrier vers l’extrème-droite. Ces phénomènes on aussi été nourris par le sentiment que le politique ne peut plus s’opposer aux forces dominantes du marché. La discours de  Lionel JOSPIN, confronté aux licenciements chez Michelin illustre bien le sentiment d’impuissance donné par le politique.

 

Cette situation a aussi contribué à la forte distanciation entre le politique et le social que l’on observe aujourd’hui. Il est clair que l’on peut avoir un mouvement social puissant comme sur les retraites, on peut avoir un mouvement alter-mondialiste qui se développe depuis quelques années (Seattle, Porto-Alègre, le Larzac…) et qui a été d’un apport considérable pour contester la mondialisation libérale et pour faire bouger les termes de débat par rapport à la fatalité de la domination des marchés financiers, de la libéralisation, etc. et, en même temps, ces deux mouvements, qui posent des questions politiques, entretiennent un rapport de méfiance avec les partis politiques.

 

L’affaire des retraites l’illustre clairement : vous avez un mouvement social fort, vous avez un mouvement syndical (même s’il s’est divisé en fin de parcours notamment à cause de la confédération CFDT) qui a été en capacité, à la différence de 95, de mettre en avant dans la plateforme unitaire un certain nombre de propositions alternatives par rapport à la réforme à dominante libérale . Il y avait les éléments dans le mouvement syndical, d’une contre-réforme des retraites, d’une réforme progressiste des retraites. Le débat parlementaire ensuite, sous forme d’une guérilla à coup de milliers d’amendements n’a guère éclairé les citoyens. Si vous demandez aujourd’hui aux citoyens sur quoi les partis de gauche ont bataillé en terme d’amendements, sur quels points fondamentaux ils ont fait entendre leur différence, ils ont du mal à faire le tri. Une bataille politique plus claire autour de quelques grands enjeux aurait sans doute permis de mieux faire apparaître les différences entre la gauche et la droite et, peut-être de commencer à réduire la distanciation avec le politique.

 

Mais si vous prenez le mouvement alter-mondialiste, il y a, là aussi, une grande méfiance, une grande distance entre la mobilisation citoyenne qui se fait en protestation de l’ordre existant, entre les propositions que commencent à élaborer des mouvements comme ATTAC, sur les services publics, l’OMC, etc, et la frilosité des expressions politiques dominantes à gauche. Il est clair que à la fois la puissance des mouvements alter-mondialistes et anti-capitaliste, les manifestations de Gênes, le forum social de Florence et le réveil du mouvement ouvrier traditionnel que l’on peut observer dans certains pays constituent des ingrédients de résistance sociale en train de renaître en Europe. La difficulté c’est la traduction politique de tout ça. C’est un vaste chantier qui prendra du temps et, en même temps, le temps presse face au risque de voir le Front National profiter de la situation pour se présenter en alternative.

 

Il y a des batailles qui nous attendent maintenant.

Ilest clair que l’offensive du gouvernement peut nous permettre de travailler les convergences entre mouvement social, mouvement alter-mondialiste et mouvement politique. L’offensive du gouvernement RAFFARIN vise rien moins que le démantèlement du pacte social de 1945 fondé sur le tryptique : service public fort, protection sociale solidaire, Etat social régulateur du marché et garant de l’égalité républicaine. Celle-ci sera mise à mal à travers une décentralisation à la carte génératrice d’inégalités. Un tel enjeu devrait nous mobiliser et permettre des convergences.

 

La deuxième question, c’est le projet de constitution européenne qui arrive. L’enjeu européen ne doit pas être minoré comme semble le faire Georges SARRE dans son message. Face à  la mondialisation libérale, je pense que les réponses nationales sont aujourd’hui devenues insuffisantes, qu’on a besoin d’un cadre européen qui soit un cadre de résistance à la mondialisation. Aujourd’hui le cadre européen joue un rôle inverse, celui d’un vecteur de la mondialisation libérale. La position de la Commission européenne dans les négociations à l’OMC l’illustre bien. Il ne faut pas s’y résigner et mener bataille à l’échelle européenne pour faire changer la logique actuelle de la construction européenne. Dans le projet de constitution européenne il y a un volet économique et social qui constitutionalise les politiques économiques libérales. On garantie dans la constitution le principe de concurrence libre, et diverses mesures de politique économique et sociale d’inspiration libérale. C’est-à-dire que, par le biais de cette constitution, on fait échapper à la volonté des citoyens des questions qui ne sont constitutionnelles dans aucun Etat démocratique développé, des questions qui relèvent en général du débat politique, de choix de politique économique et sociale qui s’effectuent à l’occasion des élections. Donc là aussi il y a un enjeu qui concerne le mouvement syndical, le mouvement associatif et les partis politiques qui, chacun dans leurs domaines respectifs de responsabilité, ne renoncent pas à l’objectif de transformation sociale, pour qui réforme continue à rimer avec progrès social et non avec contre-réforme libérale.

 

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