LE
GRAND ECART
Par Marc Héritier
Ainsi donc, ils y sont arrivés. Le 17 Mars dernier, le Parlement
réuni en Congrès à Versailles a voté la réforme constitutionnelle
voulue par le Président de la république et le Gouvernement
permettant la décentralisation de l’organisation de la République.
Rappelons la nouvelle rédaction de l’article 2 : « La France est
une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Son
organisation est décentralisée ».
Autrement dit tout et son contraire.
A partir du concept d’indivisibilité, il apparaît en effet
surréaliste d’arriver à une organisation décentralisée.
Grand écart entre concepts qui débouche sur grands écarts
juridiques.
La
décentralisation, et le reste de la réforme votée le démontre,
conduit en effet à interprétation, adaptation et application
diversifiée des Lois de la République selon le bon vouloir des
collectivités territoriales et notamment des régions placées au
cœur de la réforme puisque désormais constitutionnellement
reconnues.
Bon vouloir qui peut aller très loin puisque les collectivités
territoriales peuvent « déroger à titre expérimental …aux
dispositions législatives ou réglementaires qui régissent
l’ensemble de leurs compétences. » ( Nouvel art. 5 de la
Constitution alinéa 4 ).
Le caractère expérimental ne doit pas faire illusion : lorsque
l’on veut qu’une expérimentation devienne définitive, on s’arrange
pour qu’elle réussisse ! Par ailleurs, l’expérimentation est à
elle même suffisante pour devenir droit positif, c’est à dire
applicable, dans la jurisprudence administrative française. Or le
droit administratif français est essentiellement jurisprudentiel !
Le même article 5, anthologie juridique s’il en est, affirme
qu’aucune collectivité territoriale ne peut avoir de tutelle sur
une autre, cependant, si le concours de plusieurs collectivités
s’avère nécessaire, la Loi peut autoriser l’une d’entre elles…
D’après vous, qui seront les favorisés de la Loi au cas
particulier ?
Quant au représentant de l’Etat dans les collectivités
territoriales ( entendez le Préfet ), il a la charge des intérêts
nationaux ( bon courage ), du contrôle administratif ( c’est un
sujet qui mériterait à lui seul tout un développement ) et du
respect des Lois ( lesquelles, les nationales ou les versions
dérogatoires ? )
Cette liste des grands écarts juridiques de ce nouveau texte n’est
malheureusement pas exhaustive : mais au delà de faire la joie des
juristes de droit public, tous ces grands écarts vont favoriser
conflits d’intérêts entre collectivités, gaspillage de temps et
donc d’argent.
Le perdant : le citoyen qui se posera sempiternellement la
question : qui fait quoi ?
Sur le transfert de compétences au profit des collectivités
territoriales, autre grand écart :
qui dit transfert de compétences dit transfert de coûts. Le
Gouvernement a bien sûr la réponse : il y aura transfert de
moyens ; superbe réponse, mais concrètement qu’est ce qu’un
transfert de moyens ?
Transfert de recettes : comme il n’est pas question de
« régionaliser » l’impôt sur le revenu, qui d’ailleurs n’est pas
la principale recette de l’Etat, loin s’en faut, seule la TIPP (
Taxe intérieure sur les Produits Pétroliers ) pourrait être à
disposition des régions. L’essence déjà chère risque de
considérablement augmenter dans certaines régions à projets
ambitieux ! Mais pour le reste, ce sont ces bons vieux impôts
locaux qui vont être revus à la hausse : autrement dit la baisse
d’impôt d’Etat sur le revenu ( encore faut il qu’elle soit dans
les faits ) sera largement compensée par la hausse des impôts
locaux. Le perdant : le contribuable.
Mais
nos élites locales le savent bien : on ne peut trop augmenter les
impôts locaux, le risque électoral serait trop grand. Alors on va
tailler dans les dépenses de fonctionnement en concédant ou en
privatisant des services, en externalisant des missions ( c’est à
dire en les confiant à des entreprises privées ). Cela se fait
déjà au niveau de l’Etat, l’exemple vient de haut.
Grand écart donc entre les promesses et la réalité technique
concrète.
Le perdant : l’usager devenu client, qui paiera s’il en a les
moyens et à qui on assurera un « service minimum » s’il ne les a
pas.
Quant à l’égalité de traitement du citoyen, mais mon bon Monsieur,
c’est d’un ringard !
Dans ce cadre de transfert de moyens, peut on raisonnablement
penser que des collectivités territoriales, face à toutes ces
dépenses nouvelles, vont en plus assumer la prise en charge de
personnels d’administration d’Etat qui leur seraient reversés ?
Avec toute les implications statutaires, de rémunérations et de
retraites que cela implique ! Rappelons que la CNRACL, caisse de
Retraite des Collectivités Locales est déjà largement en déficit
sans en être fautive ( autre sujet qui mériterait des
développements ).
Les personnels ainsi transférés ont donc tout à craindre de la
décentralisation et l’on comprend aisément la révolte de agents de
l’Education Nationale concernés : ils risquent bel et bien à court
terme de perdre tout statut pour tomber dans le contrat de droit
privé. Le perdant, là, c’est donc l’agent de la fonction
publique.
Quant aux possibilités de péréquations entre régions riches et
pauvres également prévues, on demande à voir. Leur éventuelle mise
en œuvre risque plus de relever de l’usine à gaz que de mesures
efficaces. Là encore, les conflits entre légitimité nationale et
légitimités locales risqueraient d’être nombreux.
C’est là un grand écart de langage gouvernemental qui confine à
l’hypocrisie.
Autre grand écart, politique, social et économique celui là.
La décentralisation entraîne forcément morcellement. Morcellement
des processus de décisions ( Etat, régions, départements, communes
) mais aussi morcellement de la représentation démocratique,
chaque entité ayant son assemblée. Mais quelle sera donc la valeur
de la représentation nationale, démocratiquement élue, si l’on
peut localement déroger à ce qu’elle a décidé, en fonction
d’intérêts locaux, mais décidés par qui ?
La question n’est évidemment pas innocente : quel élu local n’a en
tête la pression exercée par une ou des entreprises locales sur
les prises de décision de sa collectivité ? Qui ne pense à tous
les problèmes d’attribution des marchés publics ? Qui n’a jamais
entendu parler des menaces de délocalisation si la collectivité
locale n’est pas « compréhensive » ?
Le
perdant : le citoyen de base qui se sera laissé prendre à ce
discours de démocratie locale le rapprochant soi disant de la
décision !
Et puis que penser de toute cette politique voulue et orchestrée
de morcellement de la représentation démocratique ? On a, avec
raison d’ailleurs, légiféré sur les cumuls de mandats politiques,
soumis avec tout autant de raison les fonctionnaires à de strictes
règles d’incompatibilité. Mais a t ’ on légiféré, dit ou fait quoi
que ce soit sur les fonctions des patrons du secteur privé.
Rappelons simplement qu’en 2000, en France, les 50 plus grands
responsables du monde économique et financier cumulaient…1213
postes à eux seuls soit en moyenne 24 par individu, les 5 premiers
en cumulant chacun de 40 à 59 ( source DAFSA des administrateurs
2000 ). La décentralisation morcellement de la représentation
démocratique est à l’ordre du jour, mais quant au pouvoir
économique et financier, il est à l’heure de la concentration et
de la centralisation. La vieille formule « Diviser pour régner »
reste visiblement d’actualité.
On a connu un Premier Ministre qui face aux licenciements chez
Michelin a déclaré : « l’Etat ne peut pas tout faire ». Alors ce
qu’un Etat ne peut soi-disant pas faire, voit on une région, un
département ou une commune le faire ? Il faut rester sérieux.
Le
perdant : le salarié qui ne sera que le citoyen local d’une
démocratie locale vidée de son contenu face à des puissances
financières concentrées aux dirigeants non démocratiquement élus.
Grand écart historique.
La France n’est pas, comme l’Allemagne ou l’Italie, une communauté
ethnique, linguistique ou religieuse. C’est, comme l’a si
justement défini Jean-Pierre Chevènement, une communauté de
destins.
Depuis le Moyen Age, on peut ainsi constater que la France, c’est
un Peuple qui s’est constitué en Nation en construisant un Etat. A
cet égard, la Révolution Française a confirmé cette tendance.
Toucher à l’un quelconque de ces éléments équivaut donc à remettre
en cause tout l’ensemble. Or, par la décentralisation, et dans le
but de répondre à l’objectif d’Europe des régions favorisant, ce
qui vient d’être démontré, un libéralisme sans contraintes
réelles, on est en train de démolir cette construction patiemment
édifiée par l’Histoire. Ce n’est pas la première tentative de
démolition : certains Seigneurs au Moyen Age, les Frondeurs au
XVIIème Siècle ou les Girondins à la Révolution ont déjà essayé.
La version moderne en est ce que le Général de Gaulle appelait
« le parti de l’étranger » mais que l’on pourrait maintenant
baptiser de « parti d’apatrides », le monde financier sans règles
et sans frontières étant leur seul idéal.
Les
perdants : la France et les Français dans leur âme. C’est à dire
ce qu’ils ont su forger au cours de leur Histoire avec leurs
spécificités de Liberté, Egalité et Fraternité à dimension
universelle qui ont marqué leur façon d’être, d’agir, de penser
et de s’organiser. Mais spécificités qui sont maintenant décriées
au nom d’un monde fondé sur rentabilité, profit et charité
minimale pour les exclus. Monde libéral angélique considéré comme
le nec plus ultra de l’évolution humaine.
Grand écart de perspective
C’est avec avouons le un certain étonnement que ces dernières
semaines, nous avons vu un Président de la République parler, avec
une certaine grandeur, au nom de la France face aux appétits
américains sur l’Irak et le Moyen Orient tout entier. Un souci
d’indépendance qui fait école à l’extérieur et qui ravit à
l’intérieur ( enfin peut être pas ceux dont on vient de parler !).
Mais enfin, dans ce monde où l’on sent bien que les tensions sont
à venir, que des conflits vont se déclencher, un monde où la
nécessité d’une France unie, forte et rassemblée va s’imposer
d’elle même, un monde où l’Europe, rêve de certains, va continuer
à démontrer ses carences car mal construite, où l’ONU elle même
risque d’éclater ou d’être dénaturée sous la pression des Etats
Unis, quel grand écart entre les mots d’un Président de la
République et la politique de son Premier Ministre ! Entre une
certaine vision du monde et un entêtement obtus sur une politique
de démolition tant des institutions que du corps social !
Face aux temps à venir, un Président de la République se doit
d’être un Homme d’Etat. Il ne doit donc pas laisser, derrière lui,
son Premier Ministre démolir cet Etat, cette Nation et ce Peuple !
C’est pourtant ce qui se passe.
Alors ou ce Président est sincère et il devient urgent qu’il
change de politique intérieure, ou bien tout cela n’est
qu’artifice de communication et on nage en plein esprit de Munich.
Les
perdants possibles : de nouveau la France et les Français dans
leur avenir.
Une impression désagréable de tout et de contraire de tout…comme
l’article 2 nouvelle mouture de la Constitution, Loi Fondamentale
de la République.
Et
puis enfin dernier grand écart lié à cet article : dans tout cela,
la République sociale, vous la voyez où ?
|